La colonisation est l’un des sujets les plus chargés émotionnellement en Afrique. Elle est souvent abordée soit dans la colère, soit dans le déni, rarement dans l’analyse froide. Pourtant, tant qu’on ne comprend pas la colonisation comme un système, et non seulement comme une injustice morale, on reste prisonnier d’un récit qui soulage émotionnellement mais n’éclaire pas stratégiquement.

La colonisation n’a jamais été un simple accident de l’histoire ni un dérapage de la méchanceté humaine. Elle a été un projet rationnel, structuré, pensé autour d’intérêts économiques, militaires et géopolitiques précis. Ressources, main-d’œuvre, routes commerciales, contrôle des territoires stratégiques : tout cela obéissait à une logique de puissance.

Refuser de voir cette rationalité, c’est se condamner à ne jamais comprendre comment fonctionne le monde réel.

Le problème commence quand la colonisation est expliquée uniquement par la souffrance qu’elle a causée. La souffrance est réelle, profonde, indiscutable. Mais s’arrêter là transforme l’histoire en lamentation permanente. Or, une nation ne se reconstruit pas avec des larmes, mais avec de la lucidité. Comprendre ne signifie pas justifier. Comprendre signifie reprendre le contrôle intellectuel du récit.

La victimisation est confortable. Elle donne une explication simple à des problèmes complexes. Elle permet d’éviter les questions internes difficiles. Tant que tout est expliqué par “le passé colonial”, il devient inutile d’analyser les choix post-indépendance, les structures étatiques inefficaces, la corruption endémique, la faiblesse des institutions ou l’absence de stratégie industrielle cohérente. La colonisation devient alors une excuse permanente plutôt qu’un objet d’étude.

Les pays qui ont subi des humiliations historiques majeures et qui se sont relevés ont fait un choix clair : ils ont étudié leurs traumatismes sans s’y enfermer. L’Allemagne après 1945, le Japon après Hiroshima, la Chine après le siècle des humiliations ont disséqué leurs défaites, compris leurs faiblesses, et surtout, repensé leurs structures de pouvoir et de production. Ils n’ont pas nié leur passé. Ils l’ont instrumentalisé pour se transformer.

Comprendre la colonisation comme un système permet aussi de comprendre qu’elle ne disparaît jamais totalement par un simple acte politique. L’indépendance juridique ne supprime pas automatiquement les dépendances économiques, monétaires, technologiques ou culturelles. Mais là encore, reconnaître cette continuité doit mener à une stratégie de rupture intelligente, pas à une plainte infinie.

La vraie question n’est donc pas “qui nous a fait du mal ?”, mais “qu’avons-nous compris du mécanisme qui a permis ce mal ?”. Car tant que les règles du jeu mondial restent incomprises, elles continuent de produire les mêmes effets, sous des formes nouvelles, parfois plus subtiles, parfois plus efficaces.

Refuser la victimisation, ce n’est pas oublier l’histoire. C’est refuser d’en être prisonnier. C’est passer du statut de sujet blessé à celui d’acteur conscient. Une société qui se définit uniquement par ce qu’elle a subi finit par perdre la capacité de se projeter.

La colonisation a été un système de domination. La dépendance intellectuelle est un choix inconscient.

La première s’est imposée par la force.

La seconde disparaît par la compréhension.

La question finale est donc simple : utilisons-nous l’histoire pour comprendre le monde, ou pour justifier notre immobilisme ?