Parler des coups d’État en Afrique exige une rigueur intellectuelle absolue. Il ne s’agit ni de condamner mécaniquement, ni de glorifier naïvement, mais de comprendre un phénomène politique ancien, récurrent et profondément enraciné dans l’histoire du continent.

Depuis plus de soixante ans, les coups d’État rythment la vie politique africaine, au point de devenir pour certains une normalité, presque une fatalité. Pourtant, aucune société ne peut se construire durablement dans l’instabilité permanente.

Pour comprendre, il faut d’abord remonter bien avant les indépendances. L’Afrique précoloniale connaissait des formes de pouvoir variées, souvent encadrées par des contre-pouvoirs traditionnels, des conseils, des règles coutumières et des mécanismes de destitution qui limitaient l’arbitraire. La violence politique existait, mais elle n’était pas institutionnalisée comme mode de gouvernance permanent.

La colonisation va rompre cet équilibre. Les puissances coloniales détruisent ou marginalisent les systèmes politiques locaux et imposent un État centralisé, autoritaire et extractif. L’armée coloniale n’est pas conçue pour défendre une nation, mais pour maintenir l’ordre impérial. Elle devient un instrument de coercition, non une institution républicaine. Cette configuration va laisser une empreinte durable.

Au moment des indépendances, entre les années 1950 et 1960, les nouveaux États africains héritent d’institutions fragiles, d’économies dépendantes et d’armées déjà politisées. Les dirigeants civils doivent gouverner des pays aux frontières artificielles, avec des sociétés fragmentées et des attentes immenses. Très vite, les tensions apparaissent. Les premières décennies post-indépendance sont marquées par des luttes de pouvoir internes, des rivalités idéologiques et des difficultés économiques structurelles.

C’est dans ce contexte que surgit la première grande vague de coups d’État. Entre 1960 et 1985, l’Afrique devient l’une des régions du monde les plus touchées par les putschs. Des travaux comme ceux de Samuel Huntington, Ruth First, Achille Mbembe ou encore Patrick Chabal montrent que ces coups d’État ne sont pas des anomalies, mais le produit d’États faibles, où l’armée apparaît comme l’arbitre ultime du jeu politique.

La guerre froide aggrave la situation. Les grandes puissances soutiennent ou tolèrent des coups d’État en fonction de leurs intérêts stratégiques. Certains régimes militaires sont financés, armés et légitimés de l’extérieur. L’Afrique devient un terrain d’affrontement indirect, où la souveraineté réelle est souvent sacrifiée.

À l’intérieur, les causes s’accumulent. La confiscation du pouvoir par des élites civiles autoritaires, la manipulation ethnique, la corruption endémique, l’absence d’alternance politique et l’effondrement des services publics alimentent une colère sociale profonde. Dans ce climat, les militaires se présentent comme des sauveurs, promettant ordre, justice et redressement national.

Il faut être clair : certains coups d’État ont effectivement mis fin à des régimes profondément impopulaires. Des populations ont accueilli les putschistes avec soulagement, parfois avec enthousiasme. Mais l’histoire montre une constante implacable : le succès initial ne garantit jamais la réussite à long terme.

Très rapidement, les régimes militaires reproduisent les mêmes travers que ceux qu’ils ont renversés. Concentration du pouvoir, répression, absence de contre-pouvoirs, corruption, personnalisation de l’État. L’armée, en entrant en politique, cesse d’être une institution professionnelle et devient un acteur partisan, ce qui affaiblit à la fois la démocratie et la sécurité nationale.

Les conséquences sont profondes et durables.

Les coups d’État brisent la continuité institutionnelle, interrompent les politiques publiques, fragilisent l’économie et plongent les pays dans une instabilité chronique. Les sanctions internationales, la fuite des capitaux, la baisse des investissements et la méfiance des partenaires freinent le développement sur plusieurs décennies. Les populations paient le prix fort : pauvreté, exil, insécurité, perte de repères.

Depuis les années 1990, avec la fin de la guerre froide, on aurait pu espérer une rupture. Certains progrès ont été réalisés : transitions démocratiques, élections pluralistes, renforcement de la société civile. Mais les coups d’État n’ont pas disparu. Ils ont changé de discours.

Aujourd’hui, ils se parent souvent d’un vocabulaire souverainiste, anti-impérialiste, parfois même populaire. Le récit change, mais le mécanisme reste le même : la prise du pouvoir par la force.

Or, les études comparatives internationales sont formelles. Aucun pays durablement développé n’a bâti sa prospérité sur une succession de coups d’État. Les pays qui ont réussi ont investi dans des institutions solides, un État de droit crédible, une armée strictement subordonnée au pouvoir civil et une culture politique fondée sur la responsabilité et la continuité.

La réalité est donc claire : les coups d’État ne sont plus une solution pour l’Afrique contemporaine. Ils peuvent créer une illusion de rupture, mais ils empêchent la construction de systèmes stables. Le véritable défi africain n’est pas de changer d’hommes par la force, mais de changer de règles, de pratiques et de mentalités.

Les solutions existent et elles sont connues. Elles passent par la limitation stricte des mandats, l’indépendance réelle de la justice, le renforcement des parlements, la professionnalisation des armées, l’éducation civique des citoyens et la lutte sérieuse contre la corruption. Elles passent aussi par des économies plus inclusives, capables de répondre aux besoins des populations et de réduire les frustrations sociales qui nourrissent les ruptures violentes.

L’histoire enseigne également que les nations qui progressent sont celles qui transforment leurs crises en réformes, pas celles qui les répètent sous une autre forme. L’Afrique n’est pas condamnée aux coups d’État. Elle est confrontée à un choix historique : sortir du cycle de la rupture permanente ou continuer à en payer le prix.

Comprendre cette histoire dans toute sa profondeur, c’est déjà commencer à s’en libérer.

La réflexion reste ouverte. Mais elle ne peut plus être naïve.