AVANT DE PARLER DE PANAFRICANISME, IL FAUT ARRÊTER DE RÉCITER DES SLOGANS
Si j’ai décidé de lancer cette série sur l’histoire complète du panafricanisme, ce n’est pas par effet de mode. Ce n’est pas pour surfer sur une vague.
Et encore moins pour flatter des émotions collectives.
C’est justement parce qu’aujourd’hui, tout le monde parle de panafricanisme sans vraiment savoir de quoi il parle.
On voit des vidéos virales.
Des discours enflammés.
Des drapeaux brandis.
Des phrases chocs.
Mais très peu de profondeur historique. Très peu d’analyse stratégique. Et presque aucune honnêteté intellectuelle.
Or, une idée mal comprise devient vite une religion émotionnelle. Et une idéologie émotionnelle finit toujours par produire l’inverse de ce qu’elle promet.
Le but de cette série est simple et exigeant : rappeler toute l’histoire du panafricanisme, du début à aujourd’hui, sans mythes, sans hagiographie, sans diabolisation non plus. Montrer ce qui a été juste. Montrer ce qui a été naïf. Montrer ce qui a été saboté. Montrer ce qui a échoué par nos propres erreurs.
Exactement comme nous l’avons fait avec l’histoire de Bénin et comme on le fait pour la Chine : pas pour admirer aveuglément, mais pour comprendre, apprendre, et penser par nous-mêmes.
Car on ne construit rien de solide sur une mémoire falsifiée.
Avant même de parler de panafricanisme, il faut donc revenir à une vérité fondamentale que l’on évite souvent : l’Afrique n’a jamais été un désert intellectuel ou politique.
Bien avant la colonisation, le continent africain connaissait des formes avancées d’organisation politique, économique et culturelle. Des empires comme le Ghana ancien, le Mali, le Songhaï, le Kanem-Bornou, le Kongo, l’Éthiopie ou le Monomotapa n’étaient pas des légendes folkloriques. C’étaient des États structurés, avec des systèmes de gouvernance, de fiscalité, des armées, des routes commerciales et des centres de savoir.
Tombouctou, par exemple, n’était pas un décor pour cartes postales. C’était un centre intellectuel mondial, où l’on étudiait le droit, les mathématiques, l’astronomie, la théologie, avec des milliers de manuscrits encore conservés aujourd’hui. L’Afrique pensait. L’Afrique produisait du savoir. L’Afrique commerçait avec le monde.
Mais il faut être honnête jusqu’au bout : l’Afrique était puissante, mais fragmentée.
Puissante localement. Faible collectivement.
Pendant que d’autres régions du monde apprenaient à se structurer en blocs, à mutualiser leurs forces, à développer des stratégies continentales, l’Afrique restait morcelée en royaumes, empires et chefferies parfois rivales. Cette fragmentation n’enlevait rien à son intelligence, mais elle la rendait vulnérable face à des puissances extérieures organisées.
Quand la traite négrière puis la colonisation s’intensifient, l’Afrique ne tombe pas parce qu’elle serait “inférieure”. Elle tombe parce qu’elle affronte un système globalisé avec des réponses locales. L’histoire est brutale, mais elle est claire.
C’est là que naît la grande blessure historique.
Une humiliation collective.
Un traumatisme transgénérationnel.
Et c’est de cette blessure que va émerger, plus tard, l’idée du panafricanisme. Non pas comme un slogan, mais comme une réponse intellectuelle et politique à une catastrophe historique.
La question centrale devient alors :
Comment éviter que cela se reproduise ?
Comment empêcher que des peuples noirs, où qu’ils soient sur la planète, soient à nouveau divisés, dominés, exploités, effacés ?
Le panafricanisme ne naît donc pas d’un romantisme naïf. Il naît d’une lucidité douloureuse. D’une prise de conscience radicale : isolés, nous sommes vulnérables ; ensemble, nous pouvons exister autrement.
Mais attention — et c’est là que commence déjà la complexité — vouloir l’unité ne garantit pas son efficacité. L’histoire mondiale regorge de projets généreux qui ont échoué faute de méthode, de stratégie et de lucidité.
Le panafricanisme n’est pas né en Afrique.
Il est né loin du continent.
Dans la douleur de l’exil.
Dans la violence de l’esclavage.
Dans l’humiliation quotidienne du racisme institutionnalisé.
Le panafricanisme est d’abord une pensée de survie avant d’être une pensée de conquête.
À la fin du XIXᵉ siècle et au début du XXᵉ, des millions de personnes noires vivent dispersées dans les Amériques, les Caraïbes et l’Europe. Elles n’ont plus de pays, plus de protection, plus d’État pour les défendre. Elles sont juridiquement libres pour certaines, mais socialement enfermées. C’est dans ce contexte que surgit une question fondamentale, presque existentielle :
Qui sommes-nous, maintenant que tout nous a été arraché ?
C’est là que le panafricanisme commence.
Pas comme une idéologie abstraite, mais comme une tentative de reconstruction identitaire et politique.
Henry Sylvester-Williams, un avocat originaire de Trinité-et-Tobago, est souvent cité comme le premier à formaliser le terme “panafricanisme”. En 1900, il organise à Londres la première Conférence panafricaine. L’objectif n’est pas encore l’unité africaine au sens politique moderne, mais la défense des droits des peuples noirs face aux discriminations coloniales et raciales.
À ce stade, le panafricanisme est surtout une protestation organisée, un cri intellectuel face à un système mondial qui considère l’homme noir comme un problème à gérer, jamais comme un sujet à respecter.
Puis arrive une figure centrale, incontournable, souvent citée mais rarement comprise en profondeur : W.E.B. Du Bois. Sociologue, historien, intellectuel rigoureux, Du Bois va donner au panafricanisme une colonne vertébrale intellectuelle. Pour lui, le problème noir est mondial, et donc la réponse doit l’être aussi. Il organise plusieurs Congrès panafricains entre 1919 et 1945, reliant la diaspora africaine aux réalités coloniales du continent.
Mais attention : le panafricanisme de Du Bois est encore élitiste, intellectuel, porté par des universitaires, des avocats, des penseurs. Il parle beaucoup… mais agit peu sur le terrain africain. Et cette limite va créer une fracture.
Puis arrive un homme qui va changer la dynamique : Marcus Garvey.
Et là, le ton change radicalement.
Garvey n’est pas un universitaire. C’est un orateur de masse, un organisateur, un agitateur politique. Son message est simple, percutant, parfois excessif : fierté noire, autonomie économique, retour symbolique vers l’Afrique. Avec l’UNIA (Universal Negro Improvement Association), il mobilise des millions de Noirs à travers le monde.
Garvey comprend une chose essentielle que beaucoup d’intellectuels négligent : un peuple ne se libère pas uniquement avec des livres, mais avec une vision collective claire et mobilisatrice.
Mais Garvey a aussi ses zones d’ombre. Son panafricanisme est parfois simpliste, parfois messianique. Il promet plus qu’il ne peut réaliser. Son projet de retour massif en Afrique est logistiquement irréaliste. Et ses erreurs stratégiques mèneront à sa chute politique.
Le panafricanisme est donc déjà divisé :
d’un côté, la rigueur intellectuelle sans force populaire ;
de l’autre, la mobilisation populaire sans stratégie solide.
Cette tension ne disparaîtra jamais vraiment.
Pendant ce temps, en Afrique même, une nouvelle génération observe, apprend, écoute. Des noms commencent à émerger : Kwame Nkrumah, George Padmore, Jomo Kenyatta, Nnamdi Azikiwe. Eux vont faire le lien entre la diaspora et le continent. Ils comprennent que le panafricanisme ne peut rester une idée d’exilés. Il doit devenir un projet politique africain.
Mais là encore, il faut être lucide :
les pères du panafricanisme ne sont pas des saints.
Ce sont des hommes brillants, courageux, mais humains, avec leurs egos, leurs erreurs, leurs rivalités.
Certains croyaient à une Afrique fédérale immédiate.
D’autres voulaient d’abord des États-nations forts.
Certains misaient sur le socialisme.
D’autres sur le capitalisme noir.
Le panafricanisme naît donc divisé dès sa conception. Et cette division va peser lourd sur son avenir.
Ce qu’il faut retenir, ce n’est pas un culte des fondateurs, mais une leçon stratégique :
le panafricanisme est né d’une urgence historique réelle, mais il a souvent confondu unité émotionnelle et unité fonctionnelle.
Dans le prochain post, nous verrons ce moment décisif où le panafricanisme quitte les salles de conférence et les discours de diaspora pour entrer réellement en Afrique, au moment des indépendances.
Et là, le rêve va se confronter à une réalité brutale :
le pouvoir, les intérêts, les frontières héritées… et les premières grandes désillusions.
QUAND LE PANAFRICANISME ENTRE EN AFRIQUE : LES INDÉPENDANCES, LE RÊVE ET LA GUEULE DE BOIS
Pendant longtemps, le panafricanisme a été une idée portée depuis l’extérieur. Une pensée forgée dans l’exil, la domination et l’humiliation raciale. Mais arrive un moment charnière où cette idée traverse enfin l’océan pour revenir sur sa terre d’origine. Ce moment, ce sont les années 1950–1960, celles des indépendances africaines.
Et là, l’histoire bascule.
Pour la première fois depuis des siècles, l’Afrique commence à reprendre officiellement la parole politique. Les drapeaux coloniaux descendent. Les hymnes nationaux montent. Les discours sont enflammés. L’espoir est immense. Et au cœur de cet espoir, le panafricanisme devient un mot-clé, presque magique.
Kwame Nkrumah, au Ghana, incarne ce basculement mieux que quiconque. Pour lui, l’indépendance du Ghana n’a aucun sens si elle ne s’inscrit pas dans une libération continentale. Sa phrase est restée célèbre : “L’indépendance du Ghana n’a de sens que si elle est liée à la libération totale de l’Afrique.” Là, le panafricanisme cesse d’être seulement une idée morale. Il devient un projet politique concret.
Mais très vite, un premier choc apparaît. Le panafricanisme rêvait d’unité. Les indépendances produisent des États-nations fragmentés.
Les frontières tracées par les puissances coloniales lors de la conférence de Berlin sont conservées presque intactes. Non pas parce qu’elles sont justes ou cohérentes, mais parce qu’elles sont pratiques pour les nouveaux dirigeants. Changer les frontières aurait signifié ouvrir des conflits ingérables.
Résultat : l’Afrique indépendante hérite d’un découpage artificiel… et décide de faire avec.
C’est ici que commence la première grande contradiction du panafricanisme africain : on proclame l’unité, mais on gouverne la fragmentation.
Chaque pays veut d’abord son drapeau, son armée, sa monnaie, son pouvoir. Les dirigeants africains, fraîchement installés, comprennent très vite que l’État-nation est aussi un outil de contrôle interne. Et peu sont prêts à céder une part de leur souveraineté à un projet continental encore flou.
Pendant que Nkrumah pousse pour une Afrique fédérale forte, d’autres leaders prônent une approche plus prudente, plus nationale, plus lente. Ils parlent de coopération, mais pas de fusion. D’unité symbolique, mais pas d’abandon réel de pouvoir.
Et c’est là que le rêve commence à se fissurer.
Car pendant que l’Afrique débat, le monde avance vite. La Guerre froide s’installe. Les États-Unis et l’Union soviétique voient l’Afrique non pas comme un partenaire, mais comme un terrain stratégique. Chaque camp soutient, finance, manipule. Certains régimes africains deviennent des pions géopolitiques. Le panafricanisme, lui, se retrouve pris en étau.
Ajoutons à cela un autre élément rarement dit clairement : le pouvoir transforme.
Certains leaders sincèrement panafricanistes à l’origine se retrouvent enfermés dans la logique du pouvoir personnel. L’unité continentale demande des sacrifices, de la patience, de la transparence. Le pouvoir offre des privilèges immédiats. Beaucoup choisissent le confort du trône national plutôt que l’incertitude d’un projet continental.
Résultat : les indépendances africaines produisent un paradoxe cruel.
L’Afrique est politiquement libre sur le papier, mais économiquement dépendante. Symboliquement souveraine, mais structurellement fragile. Unie dans les discours, divisée dans les faits.
Le panafricanisme, à ce stade, n’échoue pas complètement. Il inspire. Il donne une fierté retrouvée. Il nourrit la culture, la diplomatie, l’imaginaire collectif. Mais il échoue à se traduire en système efficace.
Et c’est une leçon fondamentale : un idéal sans architecture devient une incantation.
PANAFRICANISME POLITIQUE : CE QUI A MARCHÉ, CE QUI A ÉCHOUÉ ET COMMENT ON A TOUT SABOTÉ
À ce stade de l’histoire, une chose est claire : le panafricanisme n’était plus un simple idéal. Il était devenu un enjeu de pouvoir.
Et dès qu’une idée touche au pouvoir réel — armées, ressources, alliances, monnaies — elle attire trois choses : les convoitises, les trahisons et les coups bas.
Commençons par être justes. Oui, le panafricanisme politique a réussi certaines choses.
Il a permis une solidarité diplomatique entre États africains nouvellement indépendants. Il a servi de bouclier moral contre le retour officiel du colonialisme. Il a donné naissance à des coopérations culturelles, éducatives et parfois militaires. Il a imposé l’idée que l’Afrique devait parler d’une seule voix sur la scène internationale — même si cette voix était souvent hésitante.
Mais maintenant, parlons de ce qui fait mal.
Le panafricanisme politique a échoué là où tout projet sérieux se joue : la structure, l’économie et la sécurité.
Il n’a jamais réussi à créer une armée continentale crédible.
Il n’a jamais réussi à imposer une politique monétaire commune.
Il n’a jamais réussi à protéger ses propres leaders panafricanistes.
Et ce dernier point est capital.
Car chaque fois qu’un leader africain a tenté de transformer le panafricanisme en système concret, il est devenu une cible.
Kwame Nkrumah est renversé par un coup d’État en 1966, pendant qu’il est à l’étranger. Thomas Sankara est assassiné en 1987 après avoir remis en cause les logiques néocoloniales. Patrice Lumumba est éliminé dès 1961 pour avoir voulu une souveraineté réelle du Congo. Ces noms ne sont pas des mythes : ce sont des faits historiques documentés.
Mais attention à la facilité du récit. Ce ne sont pas seulement “les étrangers” qui ont tiré les ficelles.
Le panafricanisme a aussi été saboté de l’intérieur.
Par des élites africaines qui ont compris très tôt qu’un continent uni serait plus difficile à contrôler qu’un État isolé. Par des dirigeants qui ont préféré être rois chez eux plutôt que serviteurs d’un projet continental. Par des rivalités personnelles, ethniques, idéologiques.
La Guerre froide va amplifier ce sabotage.
L’Afrique devient un échiquier.
Les États-Unis soutiennent certains régimes.
L’URSS en soutient d’autres.
La France protège ses zones d’influence.
Et pendant ce temps, l’Afrique parle d’unité… tout en louant ses bases militaires.
Chaque camp finance des coups d’État, arme des factions, impose des orientations économiques. Le panafricanisme n’a ni armée autonome, ni indépendance financière, ni stratégie sécuritaire continentale. Il est donc vulnérable. Très vulnérable.
Résultat : les régimes panafricanistes tombent.
Les régimes dociles survivent.
Le message est clair, même s’il n’est jamais dit publiquement.
À partir de là, le panafricanisme politique change de nature.
Il devient un discours officiel sans dents.
Un langage diplomatique. Une posture morale. Mais plus une menace réelle pour l’ordre mondial.
Et c’est ici que se produit une dérive majeure : le panafricanisme se réfugie dans le symbole, faute de pouvoir s’imposer par la structure.
On célèbre l’unité.
On organise des sommets.
On rédige des déclarations.
Mais on évite soigneusement les décisions qui fâchent : monnaie, défense, souveraineté économique réelle.
C’est dur à entendre, mais nécessaire à dire :
le panafricanisme a été neutralisé non pas parce qu’il était faux, mais parce qu’il était mal armé.
Une idée sans force devient un slogan.
Un slogan sans stratégie devient un produit émotionnel.
Dans le prochain post, on va analyser l’institution censée incarner le panafricanisme officiel : l’Organisation de l’Unité Africaine, puis sa transformation en Union Africaine.
Et là, on posera une question simple mais explosive :
s’agit-il d’un véritable outil de puissance ou d’un compromis permanent pour ne froisser personne ?
DE L’ORGANISATION DE L’UNITÉ AFRICAINE À L’UNION AFRICAINE : ENTRE GRANDES INTENTIONS ET PETITS RÉSULTATS
Après les désillusions des indépendances, les coups d’État, les assassinats politiques et les sabotages multiples, une question s’impose naturellement aux dirigeants africains : comment préserver l’idée panafricaine sans plonger le continent dans un chaos permanent ? La réponse institutionnelle à cette inquiétude prend forme en 1963 avec la création de l’Organisation de l’Unité Africaine, à Addis-Abeba.
Sur le papier, le moment est historique. Pour la première fois, des États africains indépendants décident de se rassembler sous une même structure continentale. Le panafricanisme cesse d’être uniquement un discours et devient une organisation officielle. L’Afrique veut parler d’une seule voix, affirmer son existence politique et empêcher toute recolonisation directe.
Mais très vite, la philosophie réelle de l’OUA apparaît. L’organisation est construite autour d’un principe central : la non-ingérence dans les affaires intérieures des États. Présenté comme une garantie de stabilité, ce principe va devenir le principal frein à toute transformation profonde. Chaque dirigeant est libre de gouverner comme il l’entend, sans crainte d’une pression continentale réelle, même lorsque les peuples souffrent ou que les libertés sont confisquées.
L’OUA devient alors progressivement un espace de protection des régimes plutôt qu’un outil de libération des peuples. Elle réussit à soutenir certaines luttes de libération encore en cours, notamment contre l’apartheid et les derniers bastions coloniaux, et offre un cadre diplomatique africain. Mais sur les sujets fondamentaux — intégration économique, défense commune, souveraineté stratégique — les résultats restent faibles, voire inexistants.
À la fin des années 1990, le constat est largement partagé : le monde a changé, l’Afrique aussi, mais l’OUA est restée figée dans une logique de consensus mou. C’est dans ce contexte qu’est créée, en 2002, l’Union Africaine. Nouveau nom, nouveaux symboles, nouvelles ambitions affichées. On parle désormais de paix et sécurité, de gouvernance, d’intégration économique, de développement durable. L’architecture institutionnelle se veut plus moderne, plus ambitieuse.
Dans les faits, cependant, les problèmes structurels demeurent. L’Union Africaine dépend encore fortement de financements extérieurs, ce qui limite son autonomie stratégique. Ses décisions restent largement conditionnées par la volonté des États membres, eux-mêmes peu enclins à céder une partie de leur souveraineté nationale. Lorsqu’une crise éclate, l’UA observe, condamne, recommande, mais agit rarement avec fermeté et rapidité.
Le changement de nom n’a pas suffi à transformer la nature du projet. Le panafricanisme institutionnel reste prisonnier d’un paradoxe profond : vouloir une Afrique forte tout en refusant une autorité continentale réellement contraignante. Or, un projet d’intégration sans mécanismes de sanction ni volonté politique claire finit par se réduire à un langage diplomatique respectueux, mais inefficace.
La réalité est inconfortable, mais nécessaire à dire. L’Afrique ne manque pas d’institutions ni de discours. Elle manque de courage politique collectif. Le panafricanisme n’a pas échoué par manque d’idées, mais par refus de passer de l’idéal à la contrainte.
Quand le panafricanisme politique commence à s’essouffler, à se heurter aux frontières, aux égos et aux calculs de pouvoir, il trouve un autre terrain pour respirer : la culture. Et là, il faut le reconnaître sans hésiter, le panafricanisme culturel est sans doute la forme la plus vivante, la plus populaire et la plus durable du projet panafricain.
La musique, la littérature, le cinéma, la mode, les langues, les symboles identitaires deviennent des espaces de résistance et de reconstruction. Du reggae de Bob Marley au jazz militant, de la négritude d’Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor aux romans de Chinua Achebe et Ngũgĩ wa Thiong’o, une même idée traverse les œuvres : reprendre la narration de soi.
Pendant que les États hésitent, la culture agit. Elle reconnecte la diaspora au continent. Elle redonne une fierté à des générations humiliées. Elle rappelle que l’identité africaine n’est pas une relique du passé, mais une force créative moderne. Le panafricanisme devient alors une émotion partagée, une esthétique, parfois même un style de vie.
Mais ici aussi, il faut refuser l’aveuglement.
Car une identité forte sans stratégie économique devient vite… un marché pour les autres.
Pendant que l’Afrique exporte sa musique, ses artistes, ses imaginaires, ce sont souvent des structures étrangères qui captent la valeur. Les majors, les plateformes, les circuits de distribution ne sont pas africains. L’Afrique crée, le monde encaisse. Le panafricanisme culturel brille, mais il ne nourrit pas suffisamment ses propres enfants.
C’est là qu’apparaît le grand angle mort du panafricanisme : l’économie.
Depuis ses origines, le panafricanisme parle beaucoup de dignité, de liberté, d’unité, de mémoire. Mais il parle très peu de chaînes de valeur, d’industrialisation, de commerce intra-africain, de systèmes financiers autonomes. Or, aucun peuple ne se libère durablement sans puissance économique.
L’Afrique continue à exporter des matières premières brutes et à importer des produits transformés. Les échanges entre pays africains restent faibles comparés à ceux d’autres blocs régionaux. Les monnaies sont fragmentées, parfois sous tutelle. Les politiques industrielles sont rarement coordonnées à l’échelle continentale.
Résultat : le panafricanisme existe dans les discours et les festivals, mais pas dans les usines, les banques et les infrastructures stratégiques.
Et c’est là que la contradiction devient presque ironique. On célèbre l’unité africaine dans les chansons, mais on se bat pour des visas entre pays africains. On parle de solidarité continentale, mais on commerce plus facilement avec l’Europe ou l’Asie qu’avec son voisin. On brandit des slogans panafricains, mais on dépend d’aides extérieures pour financer nos projets.
Le panafricanisme culturel a réussi à réveiller l’âme.
Le panafricanisme économique, lui, n’a jamais vraiment été construit.
Pas parce que c’est impossible, mais parce que c’est exigeant. Construire une économie panafricaine suppose de dépasser les intérêts nationaux immédiats, de coordonner des politiques, d’accepter des pertes à court terme pour des gains à long terme. Et peu de dirigeants — comme peu de peuples — ont été préparés à ce niveau de discipline collective.
Il faut donc dire les choses clairement, sans mépris mais sans illusion : le panafricanisme a souvent préféré l’émotion à la structuration, le symbole à l’institution économique, le discours à la chaîne de production.
Ce n’est pas une fatalité.
C’est un choix historique.
LA DIASPORA AFRICAINE ET LE PANAFRICANISME : ENTRE ALLIÉE STRATÉGIQUE ET ILLUSION CONFORTABLE
Impossible de parler sérieusement de panafricanisme sans parler de la diaspora africaine. Historiquement, elle n’est pas un détail du projet : elle en est l’un des berceaux. Le panafricanisme est né hors du continent, porté par des hommes et des femmes noirs privés de terre, de nation et de protection, mais pas de mémoire. Sans la diaspora, il n’y aurait ni congrès panafricains, ni réseaux intellectuels transatlantiques, ni même certaines luttes d’indépendance africaines.
La diaspora a joué un rôle essentiel. Elle a pensé l’Afrique pendant que l’Afrique était muselée. Elle a financé, plaidé, alerté. Elle a porté la question noire sur la scène internationale quand le continent n’avait pas encore de voix souveraine. Ce lien historique est réel, profond, et respectable.
Mais c’est précisément parce que ce lien est fort qu’il faut en parler sans complaisance.
Avec le temps, une fracture silencieuse s’est installée entre la diaspora et le continent. La diaspora rêve souvent d’une Afrique idéalisée, unifiée, presque mythique. Le continent vit des réalités complexes : États fragiles, pressions économiques, conflits internes, arbitrages permanents. Les attentes ne sont plus alignées.
Beaucoup de discours panafricanistes actuels viennent de la diaspora ou s’en inspirent fortement. Ils sont souvent puissants émotionnellement, très mobilisateurs, mais faibles stratégiquement. On parle de retour aux racines, d’unité globale, de réveil africain… sans toujours se confronter aux contraintes concrètes du terrain : infrastructures, fiscalité, gouvernance, sécurité, chaînes de valeur.
C’est ici qu’apparaît ce qu’on peut appeler le panafricanisme émotionnel.
Le panafricanisme émotionnel fonctionne très bien sur les réseaux sociaux. Il est visuel, identitaire, galvanisant. Il oppose un “nous” vertueux à un “eux” coupable. Il rassure. Il donne le sentiment d’appartenir à une cause juste sans exiger d’effort structurel réel. Il transforme une histoire complexe en récit simple, parfois simpliste.
Le problème, ce n’est pas l’émotion. Un peuple sans émotion est un peuple mort. Le problème, c’est quand l’émotion remplace l’analyse, quand le slogan remplace la stratégie, quand l’indignation devient un mode de pensée permanent.
On peut aimer l’Afrique, brandir ses symboles, dénoncer les injustices historiques, et pourtant ne rien construire de durable. On peut parler d’unité tout en refusant les compromis nécessaires à cette unité. On peut se dire panafricaniste tout en rejetant toute critique interne comme une trahison.
C’est là que le panafricanisme devient dangereux pour lui-même.
Car une idéologie qui ne supporte plus la critique cesse d’être un outil de libération. Elle devient une croyance fermée.
La diaspora a un rôle stratégique majeur à jouer, mais pas comme sauveur romantique ni comme donneur de leçons. Son rôle est d’investir intelligemment, de transférer des compétences, de créer des ponts économiques, scientifiques, technologiques. Pas de projeter ses frustrations sur un continent qu’elle ne subit plus au quotidien.
De son côté, le continent doit cesser de voir la diaspora comme une tirelire émotionnelle ou un public symbolique. La relation doit devenir fonctionnelle, pas seulement affective.
CE QUE LES AUTRES BLOCS DU MONDE ONT FAIT MIEUX QUE NOUS ET LES ERREURS MAJEURES DU PANAFRICANISME
Comparer n’est pas se rabaisser. Comparer, c’est apprendre. Ceux qui refusent la comparaison préfèrent souvent l’excuse au progrès. Si l’on veut comprendre pourquoi le panafricanisme n’a pas produit les résultats espérés, il faut avoir le courage de regarder ce que d’autres régions du monde ont fait différemment — et parfois mieux.
L’Europe, par exemple, sort de deux guerres mondiales qui ont ravagé le continent. Des dizaines de millions de morts. Des économies détruites. Des haines historiques profondes. Pourtant, les Européens comprennent une chose essentielle : continuer à fonctionner en rivalités permanentes conduira à leur disparition stratégique. Ils choisissent alors l’intégration économique avant l’unité politique. Charbon, acier, marché commun, puis monnaie. Pas par amour, mais par intérêt froid.
En Asie, des pays comme la Chine, la Corée du Sud ou le Vietnam ont fait un choix : priorité absolue au développement économique, à l’industrialisation, à l’éducation scientifique et à la discipline collective. L’idéologie s’adapte à ce qui fonctionne, pas l’inverse. Peu importe que le chat soit noir ou blanc, pourvu qu’il attrape les souris.
Même en Amérique latine, pourtant marquée par l’instabilité politique, certaines intégrations régionales ont avancé sur des bases commerciales concrètes avant de se perdre dans les discours.
Maintenant, regardons-nous sans fard.
Le panafricanisme a souvent fait l’inverse. Il a commencé par le discours politique et moral, avant de construire les fondations économiques. Il a voulu l’unité des peuples sans organiser l’unité des marchés. Il a exalté la souveraineté sans bâtir la puissance qui la rend crédible.
L’une des erreurs majeures du panafricanisme a été de croire que la bonne intention suffisait. Or, l’histoire mondiale est impitoyable : les intentions ne pèsent rien sans institutions solides. L’Afrique a parlé d’unité sans harmoniser ses politiques industrielles. Elle a parlé de solidarité sans mutualiser ses ressources stratégiques. Elle a parlé de liberté sans sécuriser son autonomie financière.
Autre erreur lourde : la sacralisation des dirigeants. Trop souvent, le panafricanisme s’est incarné dans des figures héroïques plutôt que dans des systèmes durables. Quand l’homme tombe, le projet s’effondre avec lui. Ailleurs, les projets survivent aux individus parce qu’ils sont inscrits dans des structures impersonnelles et contraignantes.
Il faut aussi parler d’une erreur culturelle profonde : la peur du conflit interne. Le panafricanisme a souvent cherché l’unanimité émotionnelle plutôt que le débat stratégique. Or, aucun grand projet collectif ne se construit sans conflits, sans arbitrages, sans décisions impopulaires. Vouloir plaire à tout le monde, c’est s’interdire d’agir.
Enfin, il y a eu une confusion permanente entre indépendance politique et souveraineté réelle. Beaucoup ont cru qu’avoir un drapeau, un hymne et un président suffisait. Pendant ce temps, les leviers économiques, monétaires, technologiques restaient ailleurs. Le panafricanisme parlait de libération pendant que la dépendance changeait simplement de forme.
Le constat est dur, mais nécessaire : le panafricanisme n’a pas échoué parce que l’Afrique serait incapable. Il a échoué parce qu’il a souvent refusé la discipline stratégique que d’autres régions ont acceptée sans romantisme.
Ce post n’est pas une condamnation. C’est une mise à plat.
Car comprendre ses erreurs est la seule condition pour ne pas les répéter.
CE QUE LE PANAFRICANISME NOUS A VRAIMENT APPORTÉ ET POURQUOI IL DÉRANGE AUTANT
Après avoir passé au crible les échecs, les contradictions et les occasions manquées, il serait intellectuellement malhonnête de conclure que le panafricanisme n’a rien produit. Ce serait faux. Et surtout injuste. Car même quand il n’a pas transformé l’Afrique comme espéré, le panafricanisme a profondément transformé la manière dont les Africains se perçoivent eux-mêmes.
Avant le panafricanisme, l’homme noir était souvent pensé à travers le regard de l’autre. Colonisé, dominé, défini par des catégories imposées. Le panafricanisme a brisé ce miroir. Il a redonné une dignité historique, une continuité, une conscience collective. Il a permis à des peuples dispersés, humiliés, fragmentés, de se reconnaître comme porteurs d’une histoire commune, même douloureuse.
Cette reconquête psychologique est un acquis majeur. Sans elle, aucune reconstruction n’est possible. On ne bâtit pas une puissance sur une identité méprisée. Le panafricanisme a redonné une fierté, parfois maladroite, parfois excessive, mais nécessaire à une époque où l’Afrique doutait d’elle-même.
Il a aussi créé un langage commun. Un vocabulaire politique, culturel, intellectuel. Des concepts comme solidarité africaine, libération, autonomie, dignité noire sont devenus pensables, discutables, transmissibles. Cela peut sembler abstrait, mais sans langage commun, il n’y a pas de projet commun.
Sur le plan international, le panafricanisme a permis à l’Afrique de ne plus être totalement invisible. Même affaibli, même institutionnalisé, il a offert une plateforme minimale pour exister collectivement face au reste du monde. Sans cela, chaque pays africain aurait négocié seul, en position de faiblesse absolue.
Mais alors, si le panafricanisme a apporté tout cela, pourquoi dérange-t-il autant ?
Il dérange d’abord parce qu’il pose une question que beaucoup préfèrent éviter : celle du pouvoir réel. Le panafricanisme ne parle pas seulement de mémoire ou de culture. Il parle de contrôle des ressources, de souveraineté stratégique, d’autonomie économique. Et ces sujets dérangent aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur du continent.
Il dérange les puissances extérieures, évidemment, parce qu’un continent africain réellement uni serait un acteur géopolitique majeur. Un marché immense, une force diplomatique, une capacité de négociation redoutable. Rien de cela n’est neutre dans un monde de rapports de force.
Mais il dérange aussi certaines élites africaines. Parce qu’un panafricanisme fonctionnel limiterait les pouvoirs personnels, imposerait des règles communes, réduirait les marges de manœuvre individuelles. Un projet collectif fort est toujours une contrainte pour ceux qui prospèrent dans la fragmentation.
Enfin, le panafricanisme dérange parce qu’il oblige à penser. Et penser, c’est inconfortable. Penser, c’est accepter la complexité, la contradiction, l’autocritique. Or, beaucoup préfèrent un panafricanisme simple, émotionnel, binaire, où il y a des héros et des traîtres, des gentils et des méchants. C’est plus rassurant. Mais c’est aussi stérile.
C’est ici que se joue l’avenir du panafricanisme. Soit il reste un refuge émotionnel, une identité de protestation permanente. Soit il devient un outil adulte, lucide, exigeant, capable de se remettre en question.
Le panafricanisme est-il indispensable au développement de l’Afrique, ou peut-on s’en passer ? Question simple en apparence, explosive en réalité.
