Dans nos sociétés, le respect de l’aîné est présenté comme une valeur sacrée. On l’enseigne dès l’enfance, on le répète comme un principe indiscutable, on le brandit comme un pilier culturel. En soi, cette valeur n’a rien de mauvais. Le problème commence lorsque le respect cesse d’être une attitude morale pour devenir un bouclier contre toute remise en question.
Peu à peu, l’âge s’est transformé en argument d’autorité. Celui qui est plus ancien n’a plus besoin de prouver sa pertinence, ni son efficacité, ni même sa compréhension du monde actuel. Il suffit qu’il soit là depuis longtemps pour avoir raison. Et celui qui ose questionner est immédiatement rappelé à l’ordre : il manque de respect, il est arrogant, il va trop vite.
Ce mécanisme étouffe l’intelligence collective. Il empêche l’innovation. Il fige les structures. Des méthodes obsolètes continuent d’être appliquées simplement parce qu’elles ont toujours existé. Des décisions inefficaces sont maintenues par peur de contredire. Et pendant ce temps, le monde avance, sans nous attendre.
Dans l’administration, ce phénomène est criant. Des jeunes compétents, formés, motivés, sont contraints de se taire face à des pratiques dépassées. Le savoir circule mal, non par manque d’idées, mais par hiérarchie mal comprise. On confond l’expérience avec l’infaillibilité, la séniorité avec la sagesse.
Pourtant, dans les sociétés qui progressent, l’âge n’est pas un trône. C’est une responsabilité. Plus on est ancien, plus on est censé transmettre, écouter, préparer la relève. Le respect n’y est pas une interdiction de penser, mais un cadre de dialogue. On y honore l’expérience sans sacrifier l’avenir.
Chez nous, malheureusement, la tradition est parfois utilisée comme une arme. Elle sert à maintenir des positions, à éviter les débats, à bloquer les réformes. Et toute tentative de changement est perçue comme une attaque contre l’identité culturelle, alors qu’il s’agit souvent d’une simple mise à jour nécessaire.
Aucune société ne se développe en muselant sa jeunesse. Aucune nation ne progresse en sanctuarisant l’erreur sous prétexte qu’elle est ancienne. Le respect véritable n’empêche pas la critique. Il l’encadre. Il la rend constructive. Il accepte que même l’aîné puisse apprendre.
Corriger cette dérive ne signifie pas rejeter nos traditions. Cela signifie les faire évoluer. Accepter que l’autorité se mérite chaque jour par la justesse des décisions, pas seulement par le nombre d’années. Comprendre que l’avenir appartient à ceux qui savent écouter autant qu’enseigner.
Le jour où nous comprendrons que respecter un aîné ne signifie pas lui obéir aveuglément, mais dialoguer avec intelligence, nous aurons franchi un cap important. Le jour où l’expérience sera mise au service du progrès, et non l’inverse, le pays respirera à nouveau.