Il existe, dans nombre de nos sociétés africaines, une pratique si répandue qu’elle ne choque plus personne. Elle se présente sous les traits de la solidarité, se pare des habits de l’entraide, et se justifie par la morale collective. Pourtant, derrière cette façade bienveillante se cache un mécanisme profondément toxique pour le développement.
Lorsqu’un individu aide son prochain à obtenir un emploi, cette aide n’est que rarement dénuée d’attente. L’acte, en apparence généreux, se transforme rapidement en dette silencieuse. Celui qui a bénéficié du coup de pouce se retrouve lié, moralement puis financièrement, à celui qui l’a aidé. Chaque mois, une part du salaire est attendue, non par contrainte légale, mais sous la pression sociale de la « reconnaissance ».
Ce système informel s’installe sans bruit, mais avec une efficacité redoutable. Et lorsque la personne aidée, à son tour, se retrouve en position d’aider quelqu’un d’autre, elle reproduit exactement le même schéma. Ainsi se forme une chaîne invisible où un seul poste de travail nourrit plusieurs personnes, où un seul salaire supporte une multitude d’attentes, et où la performance individuelle devient secondaire face aux obligations collectives.
Dans un tel contexte, il serait naïf de s’étonner des dysfonctionnements. Comment exiger rigueur, efficacité et intégrité lorsqu’un revenu officiel est déjà amputé avant même d’être perçu ? Comment espérer une gestion saine quand chacun est contraint de compenser ce qu’il cède à d’autres ? Le détournement, la corruption et les pratiques douteuses ne surgissent pas toujours par avidité, mais bien souvent par nécessité.
Le mal est plus profond qu’un simple problème de gouvernance. Il est culturel. Nous avons progressivement transformé l’entraide en investissement, la solidarité en rente, le soutien en contrat tacite. Aider n’est plus un acte libre, mais une anticipation de retour. Et cette logique, répétée à grande échelle, mine les fondations mêmes de l’économie et de l’administration.
Un pays ne peut se développer durablement lorsque chaque poste devient une source de redistribution informelle. Le travail cesse alors d’être un service rendu à la collectivité pour devenir un moyen de satisfaire un réseau. La compétence recule, la responsabilité se dilue, et l’intérêt général disparaît derrière des arrangements personnels.
On parle souvent du potentiel immense de l’Afrique. Ce potentiel est réel. Mais le potentiel, sans discipline collective, ne produit rien. Tant que nous confondrons solidarité et dépendance, entraide et exploitation déguisée, nous continuerons à tourner en rond, prisonniers de pratiques qui nous rassurent moralement mais nous appauvrissent structurellement.
La vraie entraide ne crée pas de dette. Elle libère. Elle transmet sans enchaîner. Elle élève sans exiger de retour caché. Le jour où aider quelqu’un à réussir ne donnera droit à aucun pourcentage, aucun privilège, aucune contrepartie implicite, ce jour-là, un véritable pas vers le développement aura été franchi.
La question n’est donc pas de savoir si nous aimons nos pays, ni si nous voulons leur développement.
La question est bien plus exigeante : sommes-nous prêts à renoncer à des pratiques qui nous arrangent individuellement, mais qui condamnent collectivement notre avenir ?
Le développement n’est pas un discours.
C’est un choix quotidien. Et ce choix commence par le courage de regarder nos habitudes en face.