Dans beaucoup de sociétés africaines, critiquer n’est pas perçu comme un acte de réflexion, mais comme une attaque. Poser une question devient suspect.
Pointer une incohérence est immédiatement interprété comme un manque de loyauté. Et celui qui analyse froidement est souvent rangé dans la catégorie des traîtres, des “vendus”, ou de ceux qui “font le jeu de l’ennemi”. Ce réflexe collectif n’est pas anodin. Il a une histoire, et surtout, il a des conséquences profondes.
Dans les cultures traditionnelles, la cohésion du groupe a toujours été une valeur centrale. La survie dépendait de l’unité. Contredire publiquement pouvait fragiliser l’ordre social. Cette logique avait un sens dans des sociétés où l’environnement était hostile et les structures fragiles. Le problème, c’est que ce réflexe a été transposé tel quel dans des États modernes, complexes, exposés à une concurrence mondiale féroce. Là où la critique devrait servir à corriger, elle est vécue comme une menace.
La période coloniale a renforcé cette confusion. Critiquer “les siens” était perçu comme donner des armes à l’occupant. Après les indépendances, cette mentalité n’a pas disparu. Elle s’est simplement déplacée. Critiquer un dirigeant, une idéologie dominante ou une vision collective est resté assimilé à une forme de trahison. L’ennemi a changé de visage, mais le réflexe est resté intact.
Dans ce contexte, la loyauté émotionnelle a pris le pas sur la loyauté intellectuelle. On attend de toi que tu soutiennes, pas que tu comprennes. Que tu applaudisses, pas que tu analyses. Or, une société qui confond fidélité et silence se prive de son principal outil de progrès : la correction de ses erreurs. Aucune organisation, aucune entreprise, aucun État ne s’améliore sans feedback honnête.
Les pays qui avancent ont institutionnalisé la critique. Ils l’ont encadrée, parfois durement, mais ils l’ont rendue fonctionnelle. Les contre-pouvoirs existent pour signaler les dérives. Les débats publics servent à tester les idées avant qu’elles ne deviennent des politiques. La critique y est vue non comme une trahison, mais comme une assurance qualité. En Afrique, elle est trop souvent vécue comme une humiliation publique.
Il faut aussi reconnaître une réalité inconfortable : critiquer oblige à assumer une responsabilité. Celui qui critique doit être prêt à argumenter, à proposer, à se confronter aux faits. Il est plus simple de disqualifier le critique que de répondre à ses arguments. Le réflexe de défense émotionnelle remplace alors le débat rationnel. On attaque l’intention pour éviter de discuter du contenu.
Cette hostilité envers la critique produit un environnement intellectuel appauvri. Les idées circulent peu. Les erreurs se répètent. Les mêmes discours reviennent, décennie après décennie, sans jamais être évalués sérieusement. On protège les symboles, mais on sacrifie l’efficacité. On préserve l’orgueil collectif, mais on fragilise l’avenir.
Critiquer ne signifie pas mépriser. Questionner ne signifie pas trahir. Aimer un pays, une culture ou un continent, c’est justement refuser de l’idéaliser au point de l’empêcher d’évoluer. Les nations qui progressent sont celles qui ont appris à se regarder sans complaisance, à accepter l’inconfort de la remise en question.
La vraie trahison n’est pas de critiquer.
La vraie trahison, c’est de se taire quand on sait que quelque chose ne fonctionne pas.
La question à se poser n’est donc pas “qui critique ?”, mais pourquoi ce qui est critiqué résiste autant à l’analyse ?