La question paraît simple. Elle ne l’est pas. Et c’est justement pour ça qu’elle dérange. Depuis des siècles, l’être humain oscille entre deux récits confortables : celui du destin déjà écrit, qui rassure quand tout va mal, et celui de la liberté totale, qui effraie parce qu’elle ne laisse aucune excuse.
Après avoir lu de nombreux travaux — de la philosophie antique à la psychologie moderne, en passant par l’existentialisme — je note ceci: croire que tout est tracé est souvent une façon élégante de fuir sa responsabilité.
Les philosophes stoïciens, comme Épictète ou Marc Aurèle, faisaient déjà une distinction fondamentale : il y a ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Ta naissance, ton époque, ton milieu social, ton corps, ton pays, les crises économiques ou politiques ne dépendent pas de toi. Mais ta manière de réagir, de penser, de décider, d’agir, ça, oui. Le destin n’est donc pas une autoroute tracée d’avance, mais un terrain accidenté sur lequel chacun marche avec plus ou moins de lucidité.
Jean-Paul Sartre a radicalisé cette idée en affirmant que « l’existence précède l’essence ». En clair : tu n’es pas né avec une mission prédéfinie, un rôle cosmique ou une fiche de poste céleste. Tu existes d’abord, puis tu te construis ensuite par tes choix. Et c’est là que la phrase choque : nous sommes « condamnés à être libres ». Condamnés, parce que même ne pas choisir est déjà un choix. Même l’inaction est une décision. Même l’obéissance aveugle est une responsabilité assumée.
La psychologie moderne confirme ce que la philosophie pressentait. Les études sur le locus de contrôle montrent que les individus qui attribuent systématiquement leur vie à des forces extérieures — destin, chance, malchance, volonté divine ou complots invisibles — développent plus d’impuissance, moins de résilience et plus de frustration. À l’inverse, ceux qui reconnaissent les contraintes mais assument leur marge de manœuvre avancent plus loin, même avec peu. Non parce qu’ils sont favorisés, mais parce qu’ils se pensent acteurs, pas spectateurs.
Attention toutefois à un piège fréquent : croire que la liberté signifie égalité des chances. Ce serait faux et malhonnête. Nous ne partons pas tous du même point. Certains héritent de ressources, d’éducation, de réseaux, d’un environnement stable. D’autres héritent de chaos, de dettes symboliques, de violences visibles ou invisibles. Reconnaître la liberté n’efface pas l’injustice. Mais nier la liberté n’efface pas l’échec non plus. Les deux vérités doivent coexister sans hypocrisie.
Dire que tu es libre ne veut pas dire que tout dépend de toi. Dire que tout ne dépend pas de toi ne veut pas dire que rien ne dépend de toi. La maturité intellectuelle commence exactement à cet endroit inconfortable. Là où l’on cesse de se raconter des histoires simples pour affronter une réalité complexe. Là où l’on arrête d’accuser le destin pour justifier l’inaction, sans pour autant mépriser ceux que la vie a frappés plus durement.
Alors, avons-nous un destin tout tracé ? Non.
Avons-nous une liberté absolue ? Non plus.
Nous avons mieux que ça, et c’est plus exigeant : une liberté située. Une liberté imparfaite, contrainte, parfois douloureuse, mais réelle. Et cette liberté-là oblige à une chose très précise : penser avant de croire, choisir avant de se plaindre, agir avant d’espérer.